24 mars 2006

Tout le restant m'indiffère J'ai rendez-vous avec vous

On se donne rendez-vous devant l’opéra. C’est bien, l’opéra, comme lieu de rendez-vous. C’est pas l’hôtel de ville, c’est moins "officiel", plus "culturel", et puis y’a de la place, y’a des marches pour s’asseoir, des réverbères auxquels s’appuyer. Y’a la bouche de métro à deux pas. C’est intergénérationnel - c'est un mot à la mode, ça, non ? -, devant l’opéra. Il y a les rappeurs avec leur poste radio sur l'épaule, sur le parvis ; il y a ce couple un peu âgé qui s'approche peut-être trop près de l'affiche pour voir le programme.

Il est 19h50. Je t'attends.

Il ne fait même pas froid. J'ai sorti mon bouquin, mais il n'est pas passionnant. Un métro arrive, en trois secondes, les escaliers sont noirs de monde. Je te cherche du regard. Je ne te trouve pas.

Je repère une fille avec une écharpe noire. Une dame d'une élégance rare me frôle, longue jupe noire, cheveux savamment noués, elle a une prestance. Quelque chose. A quelques pas, une femme est plongée dans Le petit paumé, sans doute à la recherche d'un endroit où elle pourrait emmener... ah ben justement, cet homme qui vient de la rejoindre ! Ils s'embrassent et se dirigent vers les Terraux.

Je jette un coup d'oeil à ma montre. 20h05. Je m'impatiente un peu. Mon portable sonne, c'est toi, tu dis "je sors juste de chez moi, là...", je râle un peu, pour la forme, je dis que tu ne pourras plus jamais me dire que je suis la reine des retards, parce que d'abord c'est faux, et en plus, tu es pire que moi !

La fille à l'écharpe noire fait des va-et-vient, elle a l'air un peu nerveuse, elle demande du feu à un garçon qui passe, elle tremble pour allumer sa cigarette, peut-être qu'elle attend quelqu'un. Quelqu'un qu'elle ne veut pas voir ; ou bien quelqu'un qu'elle doit voir, mais ils se sont dit avant "il faut qu'on parle", alors ça donne un peu un goût amer au rendez-vous.

Un monsieur passe en vélo sur le trottoir, il klaxonne, et une fille marche à grandes enjambées à côté ; contre la rampe du métro, une demoiselle refait en vain son chignon, et au bout d'une dizaine de tentatives, laisse ses cheveux lâchés. Ca lui va mieux comme ça. Derrière moi, deux hommes parlent d'un déjeuner d'affaires.

Sur ma droite, deux femmes attendent un monsieur qui se fait largement désirer ; quand enfin il arrive, la première fait les présentations, mais avant s'écrie "ah ben bravo, on va être mal placés à cause de toi", et lui prend un air tout penaud. Ils s'engouffrent tous les trois dans le métro.

20h10. Je reste là. J'imagine la vie des gens. Ce(ux) qu'ils attendent. Leur journée. Ce qui les attend aussi. Leur soirée. Je les dévisage en catimini. Je m'emplis d'images. C'est bien, les rendez-vous devant l'opéra.

Le groupe de rappeurs s'agrandit à chaque minute, y'en a un au milieu qui fait des figures de hip-hop. Il a ses fans dans le coin. Un homme fixe un plan pendant une longue minute pour finir par le changer de sens. Une fille fait des ronds de jambe sur le sol en regardant ses pieds.

Deux jeunes filles se dirigent vers un jeune monsieur tout déguingandé qui les salue avec un "mesd'moiselles...", et elles répondent par un sourire. Je ne t'attends plus, je t'oublie. Ce sont les autres que j'attends, leurs expressions, le brouhaha des conversations, les mimiques. Parfois, je baisse la tête sur mon bouquin, je tourne la page. Je ne sais même pas de quoi ça parle.

La fille à l'écharpe noire est au téléphone, elle ne parle pas, elle écoute, son visage est impassible. Elle s'appuie contre le pilier. Elle range son portable, boutonne son manteau. Elle regarde le ciel. Elle attend.

Il est 20h25. Tu es là, tu t'excuses, je fronce les sourcils "oh ben non, t'aurais pas pu arriver plus tard, du coup, je ne sais même pas qui elle attend, cette fille à l'écharpe noire..."